Cet article propose une réflexion sur l'usage de psychotrope en se dégageant des raisonnements simplistes. Cet article prend appui sur les mots d'usagers de drogues qui poétiquement essaient de transmettre quelque chose de leur expérience.

La consommation de substances psychotropes et ses conséquences, un acte délibéré ou une maladie ?
Beaucoup d’encre a déjà coulé sur le thème de la dépendance aux substances psychotropes avec une question : La personne dépendante à une substance psychotrope est-elle malade ou alors a-t-elle délibérément fait le choix de consommer des produits quitte à supporter les contraintes d’une dépendance ?
A la question, la dépendance est-elle une maladie ou un acte délibéré, plusieurs axes de réflexions peuvent s’envisager, avec des grilles de lectures spécifiques. Ici, elle sera abordée du point de vue philosophique et sociologique, étayée par des textes publiés par des usagers de substances.
Pour ce faire, trois lectures : L’éloge du risque de la philosophe Anne Dufourmantelle, Passions du risque du sociologue David le Breton et l’ouvrage Dis-leur en substance œuvre collective poétique créée par les écrivants d’un atelier d’écriture de l’association Ithaque (Centre de soin en addictologie).
Ainsi, avant toutes choses, en prélude à notre réflexion, il parait important d’interroger la notion « d’acte délibéré ».
L’acte délibéré, une délibération, comme lors d’un jury d’examen ou d’une concertation de magistrats, suppose que les différents aspects d’un problème, d’une situation soient examinés, calculés, étudiés, discutés dans le but de prendre une décision posée et réfléchie. Cette délibération entrainera un changement, une direction qui orientera la résolution d’un dit problème.
Ainsi, nous constatons distinctement à travers cette définition, que cette idée d’acte délibéré est tranchée et on ne peut plus claire. Or, nous le savons, l’intention n’est jamais absolument évidente, car s’y nichent nombre d’aspects (actes inconscients, malentendus, névroses…) qui échappent à l’intéressé même.
Sommes-nous conscients de tout ce qui sous-tend un acte délibéré ou une intention ? Cela semble assez peu probable.
Au mieux, peut-on dans l’après coup y comprendre quelque chose qui viendrait faire écho à un aspect de notre histoire personnelle.
Allons plus loin, dans le fond, prendrait-on la décision de se prêter à la dépendance ou alors s’y risquerait-on ?
Prendre le risque, serait au-delà du choix.
Le risque est la coexistence d'un aléa et d'un enjeu. Lorsqu'une personne prend un risque, elle entreprend une action avec un espoir de gain et /ou une possibilité de perte en faisant un pari face à ce qui ne peut se trancher.
C’est une manière aussi de laisser place à l’inattendu, de se créer une possibilité nouvelle, d’ouvrir de nouvelles voies avec l’espoir irrésolublement vivant que le « jeu en valait la chandelle ».
Ainsi, la personne dépendante est-elle malade ou a-t-elle un jour pris le risque insensé d’éprouver un rapport au monde différent, sans doute plus supportable, avec la prise de substance ?
Quelle lecture faisons-nous de cette prise de risque ?
Celui qui ose, est-il un super héros, un inconscient, un fou, un déviant ou un être ordinaire bravant la fatalité avec l’intuition que si rien ne se passe, si aucune chance n’est laissée à la nouveauté, la vie même ne serait plus investie ?
« Quand je serai grande, moi je veux être morte … / …. On doit savoir éviter les loups, alors j’ai passé trois ans à vivre intensément, j’en ai appris plus sur l’être humain que le reste de ma vie. Je sentais chaque note de musique longer ma peau comme un frisson » Dis-leur en substance
Voilà ce que nous livre Marie-Christine K. dans un texte, faisant référence à ses années intenses où elle consommait des produits et était à la rue.
Il y a sans doute à comprendre, dans ces quelques phrases, sa tentative d’être au présent et d’y parvenir par l’exacerbation des perceptions et des sensations. Le produit, comme une clé laissant s’entre-ouvrir l’accès à un monde interne avec lequel le contact se serait perdu pour des raisons dont le mystère restera une vie durant, parfois intact.
David Le Breton, lorsqu’on l’interroge sur ce besoin de sensation nous dit qu’il s’agit là d’une manière de chercher ses limites, ses marques :
« A défaut de comprendre comment se situer dans ce monde qui nous échappe, on l’affronte physiquement. »
Je rajouterai spirituellement aussi.
François B. nous dit
« Je suis l’un de nous, les alcooliques incurables, car la vie est une maladie incurable. Mais à quoi bon s’acharner à perdre sa vie dans l’illusoire espoir d’un jour la gagner ? Alors je bois, seul, et dédie à la vie seule, les moments d’exaltation ainsi arrachés à un plus intégral néant. Et alors il m’arrive d’aimer les autres et de m’en sentir proche. »
Prendre une substance serait selon David Le Breton comme « charmer la mort, défier l’angoisse » en prenant ce risque de découvrir en soi des ressources inimaginables auparavant et ressentir férocement le frémissement d’exister.
Les personnes ayant une dépendance ont été à l’écoute de cet élan qui allait les éloigner de l’ennui et de la souffrance.
« Tout à coup, une soudaine impression d’existence m’envahit. Cette même existence que, depuis si longtemps, j’avais oubliée. Je sentais à nouveau la chaleur réhabiliter tout mon être. Je me surpris même à réentendre les battements de mon cœur, le froissement de mes paupières, le souffle de ma poitrine, cette poitrine qui faisait de moi, une femme que j’avais depuis si longtemps délaissée. » Orvé Dis-leur en substance
Bien entendu, au quotidien, les professionnels des centres de soins en addictologie rencontrent des personnes lassées de leur mode de vie et qui souhaitent en finir avec les produits. Ils ne se sentent plus en accord avec eux-mêmes, voient leurs corps abîmés et se sentent aliénés
Ces personnes sont-elles pour autant malades ?
La dépendance est-elle une maladie - Curable, incurable, bénigne, tropicale, génétique, nosocomiale, opportuniste, auto-immune, orpheline, infantile, imaginaire ?
Doit-on appréhender la notion de dépendance sous son abord physiologique, psychologique, sociologique, économique, philosophique, spirituel, anthropologique ou ne s’agirait-il pas de tout cela à la fois?
A l’heure où l’indépendance, brandie comme un étendard, est gage de liberté, la dépendance quant à elle a mauvaise presse.
Anne Dufourmantelle, nous dit « qu’on accorde à la dépendance une dangerosité à proportion de son degré d’attraction » et pourtant « on la côtoie tous en secret autant qu’on la diabolise publiquement »
Etre dépendant est suspect et pourtant nous l’avons tous été, vitalement, dès les premières heures de notre vie.
Infiniment fragile et à la merci des soins prodigués par la mère.
C’est cette dépendance première qui a permis la survie, certains ne l’ont peut-être pas oublié.
Certains usagers de substances sont les tourmentés, les malmenés, les incompris, les inventifs qui pleuraient seuls leurs chagrins, orphelins. La came, l’alcool, seuls ont pu amener ce réconfort qui manquait tant, tout comme ce manque, « le Kems » qui les rappelle au réel et les remet en marche vers ce à quoi, nous aspirons tous, - la satisfaction -.
Dans un va-et-vient infernal, ils cherchent et fuient avec la même vigueur cet état de dépendance qui les tourmente et les ravit.
Sous emprise certes, mais vivants ! De cette manière, faute d’une autre !
Seuls, ils ont cherché à panser les blessures de leur vie et il faut bien le dire, ils ont été bien courageux et paradoxalement bien libres pour oser explorer le rapport au temps, aux sensations, aux perceptions, au vertige, à la mort, ré-éprouver le manque, ou se dissoudre à presque en disparaître…
Que leur reste-t-il de ces expériences ?
Les mots semblent se dérober et manquer lorsqu’ils essaient de parler ou de transmettre au plus juste ce qu’ils ont vécu. Mejid C. nous dit :
« Ce que je veux dire… Je ne suis pas fatigué, mais j’en ai marre, oui marre de ne pas pouvoir dire réellement ce que je pense tout simplement, il me manque trop de mots, trop de couleurs, mais ce que j’ai vécu c’était dingue... » ou encore « Je n’ai du monde, qu’une vague idée » Nicolas H. Dis-leur en substance.
Nous sommes là, face à une expérience de l’indicible, mais dont nous pouvons sentir l’extrême intensité. La difficulté à transmettre le caractère extraordinaire de l’expérience laisse le témoin dans la solitude, la nostalgie et l’envie de retrouver cet état dans lequel il s’est senti bien.
Des témoignages de ce type, nous pouvons en trouver un certain nombre et ils questionnent par leur justesse.
On peut entendre à travers les prises de substance, la tentative pour ces expérimentateurs, d’être plus présents au monde et forts face à l’adversité.
On peut regretter que ce soit la drogue, qui ait offert la première, cette possibilité suffisamment concluante. Faute de mieux.
Ainsi, se demander si la dépendance est une maladie ou un acte délibéré console peu les âmes du point de vue d’où nous abordons cette question.
La dépendance est la conséquence de ce qui était initialement un élan de vie, bien plus qu’un état mortifère. Et il convient de fait, sur la base de ces nombreux témoignages de travailler à reconnecter l’usager de drogue avec ses désirs profonds et féconds sans cette fois qu’il ne se fourvoie.
« Mes souvenirs me déchirent d’avoir imaginé atteindre le Nirvana » MCK Dis-leur en substance.
« Est-il possible d’être allé si haut, frôlant les limites du plaisir, et se résoudre à cet interminable retour » Pascal G. Dis-leur en substance.
La prise de drogue, sans l’accompagnement d’un guide ou d’un chaman comme cela se pratique dans les sociétés traditionnelles, provoque selon l’anthropologue Thierry Goguel d’Allondans une initiation sauvage qui, lorsqu’elle n’est pas accompagnée, laisse l’utilisateur orphelin de son expérience. Nous ne pouvons de fait que travailler sur la base des témoignages de ce vécu spécial et parier que l’avenir se situe dans l’élan de vie qui les a rendus dépendants. Au-delà du paradoxe que cela laisse entendre, sans nul doute, le désir de conquête des usagers de substances demeure intact et c’est probablement dans la rencontre que quelque chose de neuf peut advenir.
« Son rêve était de vivre au chaud et d’avoir la reconnaissance d’être un Homme » MCKDis-leur en substance.
Nadia Rieff