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Le juge et l’émotion


Extrait de l'aricle "Le juge et l'émotion" de Emmanuel JEULAND Professeur à l’école de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Intégral de l'article : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01790855v6/document



"Lorsque, dans un système juridique, la règle est relativement rigide et connue par avance, l’émotion du juge est dite mise à distance, peut-être pour ne pas entraver le processus judiciaire. Si l’importance de l’émotion dans la production d’un jugement était reconnue, elle gênerait peut-être la précision de la règle dont il faut tirer les conséquences logiques. La part de l’émotion s’exprime alors davantage dans les montants, la prise en compte du préjudice moral et les présomptions retenues. Autrement dit, il émerge une nouvelle hypothèse sans doute difficile à établir : il se peut que l’exhortation faite au juge en début de carrière (selon les témoignages que nous avons pu recueillir de juges) de se tenir à distance de ses émotions ne soit pas tant liée aux émotions elles-mêmes qu’à la méthode employée en France pour parvenir à un jugement à partir d’une règle de droit. Autrement dit, cette exhortation est peutêtre moins une prescription qu’une description de l’état émotionnel d’un juge qui applique une règle de droit fixée préalablement au litige (contrairement à la méthode du précédent qui implique une comparaison entre des faits).


Au fond, on n’a sans doute jamais ignoré l’importance des émotions dans le processus judiciaire en France, mais il fallait exprimer le fait que le syllogisme devait prévaloir sur d’autres considérations. On comprend ainsi que les juges des enfants précités considèrent la loi comme le principal cadre au sein duquel peuvent s’exprimer les émotions. L’émergence du thème de l’émotion du juge en France vient peut-être ainsi exprimer le changement progressif de méthode judiciaire en France donnant moins d’importance au syllogisme et à des règles pouvant se présenter sous la forme « si…alors » qu’à des principes fondamentaux (procès équitable, proportionnalité, dignité, etc.) et à des standards (dangerosité, intérêt supérieur de l’enfant, etc.) supposant qu’au contraire raison, sensation, intuition et émotion soient employées conjointement. Le développement de la médiation, tout au moins dans les discours et les textes – plus que dans les statistiques – peut également s’expliquer en partie par le besoin de trouver des modes où les émotions sont davantage prises en considérations que la règle de droit. Le point de départ du juge français dans son rapport aux émotions est donc différent de celui du juge de common law (également élu ou nommé à un âge plus avancé, autour de 45 ans, et donc davantage conscient sans doute de ses émotions). Il se peut d’ailleurs qu’un juge touché émotionnellement par une affaire, voire par une répétition d’affaires difficiles peut finir par être déçu par la loi et le cadre procédural qui ne le protègent pas suffisamment. Le numéro vert distribué aux magistrats en cas de difficulté psychologique est peut-être aussi composé dans l’hypothèse où un juge n’est pas seulement ébranlé émotionnellement, mais aussi déçu de ne pas sentir plus soutenu par le cadre juridique et institutionnel. Il ne suffit donc pas de prendre conscience de ses émotions et d’éventuels biais liés à des traumatismes anciens et familiaux, il convient aussi de travailler à maintenir un cadre juridique qui implique des lois de qualité suffisamment stables et un cadre institutionnel qui n’isole par les magistrats, mais au contraire, par la coordination, renforce les rapports entre gens de justice (non seulement par les listes de diffusion entre juges de même spécialité, mais des réunions, des supervisions, des projets de juridiction, etc.)


Parler d’émotion du juge, implique enfin d’aborder les souffrances psycho-sociales. Le rapport du syndicat de la magistrature d’avril 2019 fondé sur un questionnaire auquel 10 % des magistrats ont répondu, révèlent une souffrance au travail inquiétante ; l’étude ne peut être jugée représentative mais donne certainement une tendance. Tant que le syllogisme l’emportait dans un climat d’administration judiciaire traditionnelle, on pouvait conseiller aux jeunes magistrats de de se tenir à distance de leurs émotions : la prescription était en fait une description de leur situation. Cela ne voulait pas dire que l’émotion des juges était absente de la justice. D’ailleurs, les avocats au Conseil et à la Cour de cassation ont toujours enjoint leur collaborateur d’ajouter une phrase de contexte plus émotionnels dans le « moyen » présenté devant la Cour de cassation ou le Conseil d’État. Quand la pression du chiffre se mêle à l’application de plus en plus fréquentes de principes fondamentaux, il n’y a plus de syllogisme systématique. Il n’y a plus dès lors de description de la mise à distance de l’émotion, on peut être tenté de parler de gestion des émotions dans un esprit managérial.


On peut aussi réfléchir à la place des émotions dans la prise de décision en ce qu’elle implique une connaissance de soi permettant d’éviter que son inconscient ne perturbe ses émotions.

Il importe aussi de mettre en place un management relationnel du tribunal. Le management fondé sur la mise en concurrence des employés, des objectifs, des indicateurs et des évaluations s’appuie sur l’individualisme méthodologique. Chacun se retrouve seul avec ses émotions et donc isolé alors qu’elles doivent être partagées dans les relations professionnelles. La coopération entre magistrats apparait comme la seule manière viable aujourd’hui d’améliorer l’efficacité de la justice sans faire de dégâts (dans les pays étrangers comme l’Angleterre ou l’Allemagne, il devient de plus en plus difficile de recruter des juges). Cela peut prendre la forme de groupes de parole dans certains tribunaux ou d'intervision entre pairs. Il convient, en tous les cas, de renforcer le cadre judiciaire (par des réunions qui souvent n’existent pas dans les tribunaux), voire envisager des contre-cadres juridiques (comme le groupe de parole déjà cité, mais aussi, ce qui existe dans d’autres types d’institution des ateliers d’écriture par exemple). Le numérique qui est probablement moteur dans le développement des techniques managériales a d’ailleurs un effet d’isolement et de fragmentation (c’est le principe même de la pixellisation, fragmentation des faits, des moyens, des audiences en durée fixe, des conclusions par leur structuration qui conduit aussi à fragmenter le travail des gens de justice et indirectement leurs relations) qui ne rend pas aisée l’expression des émotions. La justice prédictive est d’ailleurs incapable de prendre en compte les émotions générées par une affaire."

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